35 / S26 – 22/07 : réflexions et week-end chez M. Louis et Mme Monique (1/2)

C’est une discussion avec Toumba, l’une des éducatrices du CHT, qui marque mon début de semaine. Comme tous les lundis soir, l’équipe de la maraude vient se faire à manger à La Maison et préparer le thé pour les enfants, avant de partir en tournée dans la ville. Je rentre dans la cuisine, ouvre le frigo et manque de faire tomber le pot de moutarde des ingénieurs. Pot de moutarde que je leur ai précisément racheté aujourd’hui parce que j’ai explosé le leur par terre, hier. Je raconte la scène à Toumba, hihi haha, bon. La discussion continue sur les habitudes alimentaires, différentes entre Mada et la France. Et Toumba finit par me dire : « vous avez quand même la belle vie vous, les vazahas, en France ».

Ah oui, comme ça, entre la moutarde et le dessert. Un peu surprise et gênée, je lui réponds que non, tous les Français n’ont pas la belle vie. Que les expatriés que nous sommes ne représentent pas du tout « les Français ». Que notre niveau de vie ici ne représente pas forcément celui que l’on a en France. Et qu’en France aussi, il y a des maraudes, parce qu’il y a aussi des personnes qui vivent dans la rue. L’air très surpris, elle me répond : « ah bon ? Mais on ne voit pas ça, dans les films. ». Effectivement. Et je réalise que, pour beaucoup ici, la seule représentation des pays européens est celle véhiculée par les gros blockbusters et comédies romantiques américaines : forcément, c’est un chouilla romancé.

Puis Toumba, l’air sceptique, me demande : « mais, la misère chez vous, ce n’est pas comme ici ? ». Et là, encore une fois, je me retrouve con. Ma première réaction est de lui répondre que si, ce sont les mêmes. Je me dis qu’on ne peut pas classer les misères. Et j’ai envie de casser ce mythe de l’occidental hyper riche : égoïstement, parce que j’en ai marre qu’on parte du postulat, ici, que tous les blancs sont riches. De me sentir coupable de l’être et souvent le cul entre deux ou trois mondes : la réalité quotidienne, le joli cercle aseptisé des expatriés, ma vie en France. D’avoir le sentiment de ne rien pouvoir y faire.

En fait, j’ai juste envie de dire à Toumba qu’en France aussi, il y a des pauvres. Pour ne plus me sentir coupable d’être une putain de privilégiée. Utiliser les pauvres de chez moi pour qu’on me foute la paix ? Ouais, j’en suis là : pas terrible, comme raisonnement. Bon, il y a aussi que je n’ai pas envie de gommer la misère qui existe en France sous prétexte que « c’est pire ailleurs ».

Bref, me voilà toujours au même point, à patauger dans le marécage de mes réflexions, de ma mauvaise conscience et d’un gros sentiment d’impuissance : joli merdier.

Puis, une fois mon « complexe de vazaha » mis de côté, je réfléchis. Non, c’est vrai, ce ne sont pas les mêmes conditions. Le niveau de vie général en France est plus élevé : on a accès à l’eau potable, à l’éducation, à une couverture médicale minimale gratuite. Certaines choses sont perfectibles, mais on a un système de protection social à défendre, contrairement à ici.

Comme je suis un peu faiblarde niveau indicateurs économiques, je me suis aussi renseignée ; et notamment sur le revenu national brut (RNB) par habitant : les derniers chiffres (sources : le JDN, la Banque Mondiale) datent de 2016. Ils placent la France à 3227 $ brut par mois par habitant, au rang de 20ème pays sur 175, du revenu le plus élevé au revenu le plus faible ; la moyenne monde est à 858 $ ; la moyenne de l’Afrique, à 156 $. Et Madagascar se classe au rang 171, à la place de 5ème pays le plus pauvre au monde, avec un RNB mensuel par habitant de 33 $.

Ça calme un peu.

Pour compléter ces infos, il est important de noter que le RNB est « souvent utilisé comme indicateur de richesse, surtout entre différents pays » (JDN). Mais il a ses limites. Il ne mesure pas les différences de richesse au sein d’un même pays : je ne suis pas en train d’affirmer que le Français moyen gagne 3227$ brut par mois, ça se saurait… Le RNB ne prend en compte que les activités produisant de l’argent : cela écarte donc tout ce qui relève de « l’économie informelle » (troc, travail réalisé un sein d’un ménage). Je n’ai pas de chiffres mais je suppose que c’est un pan important de l’économie, à Madagascar. Enfin, il ne contient pas de notion de pouvoir d’achat : avec 1€, on achète bien plus de choses ici qu’en France.

Bref, la notion de RNB peut et doit être relativisée par d’autres indicateurs. Mais même. Rien ne peut nuancer 33 $ contre 3227 ! Le RNB moyen d’un Français est 100 fois supérieur à celui d’un Malgache ! Je savais déjà que la situation économique ici n’était pas jojo. Mais avoir les chiffres sous les yeux, ça rend les choses encore plus réelles.

Le lendemain, j’évoque cette discussion avec Guillem et Samy. Ce dernier a passé près de 3 ans ici et retourne en France dans une semaine. Lui qui s’est fait des amis malgaches, parle très bien la langue et dit être tombé amoureux du pays, regrette la difficulté, voire l’impossibilité, de sortir de notre « statut de vazaha ». Nous évoquons un exemple tout bête et très fréquent : lorsque, dans la rue, un inconnu nous dit bonjour. Je me souviens très bien d’une fois, dans mes premiers jours ici, de ma réaction après qu’une dame m’a saluée dans la rue. J’avais dit à Yann : « oh la la, mais c’est géniââl, les gens qui ne se connaissent pas se disent bonjour, ici ! ». C’était mignon (et niais) mais non. Ici c’est comme en France, les gens ne s’amusent pas à saluer tout le monde. On nous dit bonjour parce qu’on est blanc. Bon, en soit, c’est un « bonjour » hein, rien d’agressif : on a vu pire, comme approche. Mais pourquoi seulement à moi ? Pourquoi pas à n’importe qui d’autre, quelle que soit son origine ? Je pensais faire un complexe de persécution à la con de star, je suis rassurée d’entendre Samy et Guillem partager ce ressenti. C’est toujours plus sympa d’être cons à plusieurs.

Quoiqu’il en soit, la conclusion de Samy est pour moi la meilleure : « je conseillerais à toute personne masculine, blanche, européenne, hétéro, de venir ici et de vivre ce que cela fait, d’être la minorité ». De se sentir constamment dévisagé par les regards insistants ; ou de les constater très clairement, d’ailleurs, beaucoup ne s’embarrassent pas de feindre de ne pas nous scanner. Et même si ces regards sont, pour la plupart, dépourvus de mauvaise intention : c’est usant. En France, à part des réflexions sexistes qu’il est en général facile de balayer, je n’ai jamais vécu cela. Blanche, a priori hétéro, boulot, niveau de vie correcte : je me fonds dans la masse. Ici, je ressens un furieux besoin d’anonymat.

Ou alors il est sérieusement temps que je sorte un best-seller pour légitimer cette attention récurrente.

J’ai toujours revendiqué fermement mon anti-racisme, anti-sexisme, anti-discrimination de toute sorte. Jusque-là, ça va, pas besoin de médaille. Mais je me rends compte aujourd’hui que je n’avais jamais réalisé, vraiment, intimement, ce que c’est que de se sentir différent. Je crois que j’appréhende seulement maintenant, parce que je la vis, une infime partie de l’usure que doit ressentir un Noir, un transsexuel, une lesbienne, une personne invalide, une femme voilée, à se balader dans la rue, en France. Elle est infime parce qu’ici, je n’ai à supporter que la curiosité et la permanence des regards : je n’ai pas le souvenir qu’ils aient pu être menaçants, méprisants ou humiliants (au contraire, même).

C’est une autre paire de manches, en France, pour la folle-travelo, le mongolito, la femme-de-terroriste-cest-sur-je-lai-vue-cuisiner-du-couscous, le couple-de-goudou-qui-se-tient-la-main-nan-mais-franchement-elles-pourraient-sabstenir-en-public, le sans-papier-du-grand-pays-de-l’Afrique. Ceux qui sont condamnés à porter au-dessus de leur tête, tel un nuage de cartoon dessiné au feutre indélébile et débile, l’ensemble des fantasmes péjoratifs qu’ils ou elles représentent aux yeux du reste de la société. De tous ces « gens normaux » comme moi qui ne réalisent pas. Ou de ces gros cons qui ne veulent pas voir.

Voilà, voilà : un bon début de semaine tout en légèreté, en somme. C’est un peu le bordel dans mes réflexions, ça doit se sentir. J’ai mis beaucoup de temps à formuler, corriger, reformuler tout ce qui précède. Je tiens particulièrement à éviter toute généralisation ou jugement. Et, encore une fois, tout cela n’engage que moi et ce que je ressens, à un moment particulier.

Conclusion/ouverture pour ce qui arrive, sans absolument aucune transition : le week-end que je passe chez M. Louis et Mme Monique, en compagnie d’Oriane et Aude. Ce couple de Malgaches propose un « accueil villageois », c’est-à-dire une sorte de chambre d’hôtes dans des conditions simples. Les filles y ont déjà passé un week-end peu de temps après leur arrivée à Mada, elles ont beaucoup aimé ; et, de l’avis général, M. Louis et Mme Monique sont de vrais personnages. À bientôt 🙂

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